Congrès international du réseau d'Espace analytique

LES NOUVEAUX ENJEUX DE LA PSYCHANALYSE

THE NEW STAKES FOR PSYCHOANALYSIS

 

Automne 2024

Comme vous le savez, un Congrès international du Réseau d’Espace analytique : « Les nouveaux enjeux de la psychanalyse (The new Stakes for Psychoanalysis) aura lieu à l’automne 2024. Vous trouverez en éditorial du courrier interne de la rentrée, un texte préparatoire rédigé par Pierre Marie qui résumera l’axe du projet proposé par notre réseau

Vos suggestions d’intervention, de table ronde, d’invitation, etc. peuvent nous être adressées (titre + argument, ou projet), elles seront mises au travail et transmises aux collègues du Réseau d’Espace analytique de façon – si elles sont retenues – à mêler des intervenants des différents pays dans les diverses thématiques.

Bien amicalement à vous
Pierre Marie, Gisèle Chaboudez, Catherine Vanier, Alain Vanier

TEXTE PRÉPARATOIRE :

LES NOUVEAUX ENJEUX DE LA PSYCHANALYSE

THE NEW STAKES FOR PSYCHOANALYSIS

Les « nouveaux » enjeux ? Non, ils n’ont jamais cessé d’être présents car ils sont constitutifs de notre réalité psychique comme l’exprime déjà Freud en 1915 dans Considérations actuelles sur la guerre et la mort : « Nous sommes au plus profond de nous- mêmes des assassins ». Simplement, nous refoulons cette vérité au nom de l’idéal des sentiments vertueux qu’on appelle civilisation.

Le mouvement psychanalytique, après la mort de Freud, s’est fait longtemps le complice de cet idéal et un des paris de Lacan fut de pointer le ressort de cette complicité dans l’élévation au rang de modèle d’un Moi solipsiste se devant d’adhérer sans réserve aux idéaux de la civilisation, modèle qui était la reprise de celui de la monade leibnizienne qui, soyons en sûr, est le modèle de notre modernité.

Qui dit monade leibnizienne dit bien sûr idéal de l’harmonie et du meilleur des mondes comme en témoigne ce discours lénifiant et aveuglant asséné ces dernières années : il n’y a plus de guerre, donc plus de violence, depuis près de 70 ans ; la fin de l’histoire selon l’expression stupide de Fukuyama.

Plus de violence ? Mais les salariés sont confrontés partout à une précarité de plus en plus difficile ; mais les pays dits par euphémisme en voie de développement sont confrontés partout à une instabilité politique et économique de plus en plus délicate.

Et la guerre elle-même n’a jamais cessé sauf à compter pour rien les multiples conflits de ces 70 dernières années : partition des Indes, Indochine, Algérie, Vietnam, Afghanistan, Cambodge-Kampuchéa, Iran-Irak, Liban, Guerre d’indépendance du Bangladesh, Années de braise d’Algérie, Irak-1, génocide des Tutsis, Guerre de Yougoslavie, Darfour, Congo- Kinshasa, Irak-2, Libye, Mali, Yémen, etc., etc.

Alors l’Ukraine, quoi de neuf ? En quoi Poutine et sa clique sont-ils différents de Saddam Hussein et la sienne massacrant les Kurdes puis envahissant le Koweït, là encore au nom d’un prétendu irrédentisme ?

Ah, peu de morts par rapport à la deuxième guerre mondiale ? Mais la seule guerre du Bangladesh en a fait 10 millions...

Ainsi, nombre de pays n’ont connu que la guerre depuis des dizaines d’années, sans oublier les problèmes insolubles dans lesquels se débattent les pays postcoloniaux, et partout la précarité des populations, autant de difficultés qui ne sont pas sans effets sur la subjectivité de chacun.
Mais, qu’est-ce qui est au ressort de la violence exercée sur les populations salariées et les pays postcoloniaux, voire à la source de nombre de guerres ? La violence a toujours été la condition de la subordination des populations et des pays et l’on n’a pas attendu Machiavel pour le savoir. Simplement, depuis le XVIIIe siècle, ce n’est plus le Prince qui, explicitement, l’exerce.

Le monde a changé. La mise en place subreptice du libéralisme économique a modifié de part en part l’existence des hommes ; la révolution industrielle jointe à division sociale du travail a rendu possible pour les propriétaires des moyens de production l’accroissement continue de la plus-value. Jamais, des fortunes considérables n’ont été ainsi obtenues, car on ne connaissait jusque-là pour parvenir à faire fortune que l’héritage ou le pillage ; désormais, il suffisait d’avoir une idée de production et d’emprunter, à défaut de les avoir, les moyens de sa réalisation. Toutefois, le bénéfice était double : on en obtenait aussi l’asservissement des masses.

Pour autant, pour que ça dure, il fallait s’assurer de la complicité de l’État. Car le libéralisme n’est pas qu’une doctrine économique, il est aussi, et avant tout, relisez Benjamin Constant, une forme d’organisation politique où l’État doit être réduit à sa plus simple expression au bénéfice d’acteurs économiques qui s’y substituent. L’Angleterre a réussi cette transformation à l’occasion de La Glorieuse Révolution (régime parlementaire censitaire, création de la Banque d’Angleterre, de la Bourse) et la France à l’occasion du Directoire (régime parlementaire censitaire de 1795 établi contre le suffrage universel de 1793). Restait

à transformer les relations internationales sous le rapport d’une division internationale du travail.

Ce sont les pseudo-vertus de la mondialisation vantées par David Ricardo dans sa théorie de l’avantage comparatif : spécialisez chaque pays selon ses capacités de production au plus faible coût salarial et s’ensuivra une aliénation réciproque entre les États et donc la paix entre les nations comme... un maximum de profits pour les investisseurs : toute la politique extérieure de l’Angleterre, de la France, des États-Unis, etc. au XIXe siècle est basée sur ce principe à l’exemple des colonisations.

Le libéralisme, c’est-à-dire la division sociale du travail comme la division internationale du travail, est donc notre monde, Tocqueville en fait déjà le constat en 1835 lorsqu’il observe les premiers mouvements de grève aux États-Unis qui, étonnement, sont l’œuvre de compagnons cordonniers qui tiennent à maintenir les droits multiséculaires des corporations face à la division du travail qui devient de plus en plus la règle avec la précarité qui s’ensuit : si le travail se réduit à une tâche parcellaire que n’importe qui peut assurer, n’importe qui peut remplacer n’importe qui.

La division du travail, voilà l’astuce pour assurer la précarité, mais pour que ça marche, il ne faut surtout pas permettre aux travailleurs de s’organiser. Ainsi, la fameuse loi Le Chapelier qui en France met définitivement fin aux corporations en 1791, interdit aussi toute organisation syndicale afin de laisser chaque travailleur seul face à son employeur de manière à en accepter les conditions. La situation est encore plus simple dans les colonies où est instauré le travail forcé subsistant jusqu’en 1946...

L’idéologie libérale qui s’impose contre la société d’Ancien Régime a le talent incroyable de faire croire à ce que Tocqueville appelle « l’égalité des conditions », tout simplement parce qu’il n’y a plus de féodalité héréditaire, et donc que tout le monde peut devenir propriétaire de moyens de production, égalité fictive dont le prix est la disparition de la liberté au profit d’un pouvoir tyrannique.

C’est dire qu’aucune différence formelle est à distinguer entre l’Ancien Régime et le nouveau car, relisez Ibn Khaldoun, l’immense philosophe tunisien du XIVe siècle, il n’y a pas d’autre pouvoir politique qu’absolu dont le maintien relève de la même logique du Tout dont Lacan nous a laissé la formalisation.

*
Mais, la naissance de l’URSS et de l’Allemagne Nazi change la donne et oblige à une

révision du libéralisme qui devient le néo-libéralisme. Car entre-temps, à la suite des luttes ouvrières, le suffrage universel fut établi comme les organisations ouvrières acceptées (Trade Union Act de 1871, loi Waldeck-Rousseau de 1884, etc.). En quelque sorte, le modèle idéal de la théorie classique d’une rationalité des choix appelle à une correction : peut-on faire confiance au vote des salariés ?

Si de nombreux auteurs, de Hayek (Le Route de la servitude) à Friedman, ont contribué à la théorisation du néolibéralisme (ils ont tous participé au colloque Lippmann de 1938 et sont

tous membres de la Société du Mont Pèlerin), l’un d’eux se dégage par la richesse de sa pensée : Walter Lippmann justement. Très influencé par Freud, il formule le premier la nécessité pour le libéralisme d’être l’agent de sa propagande, c’est-à-dire d’obtenir de ceux qui en sont les victimes leur consentement : the manufacture of consent est la condition nécessaire au développement de la « démocratie » organisée par le néolibéralisme ; à la violence qui caractérisait les rapports sociaux du XIXe siècle et du début du XXe siècle, dont le massacre de Haymarket Square est le symbole, doit se substituer le consentement. Lippmann, grâce à Freud, comprend que l’homo œconomicus n’est pas, contrairement à l’affirmation de la théorie classique, un agent rationnel et donc qu’il y a lieu d’organiser sa volonté pour susciter son adhésion et lui éviter de s’adonner à des doctrines funestes (marxisme, nazisme) : on ne peut laisser les hommes choisir car ils n’en ont pas les capacités ; on doit les dresser sans qu’ils s’en rendent compte, de sorte que la « démocratie » moderne doit être dirigée secrètement par des « experts »..

Sous ce rapport, Edward Bernays, le neveu de Freud, sera son plus fidèle disciple en révolutionnant la publicité et en façonnant complètement l’Américan way of life. Son livre, Propaganda, devenu le livre de chevet de tous les chefs d’entreprise comme de... Goebbels, montre s’il en était besoin que la démocratie néolibérale repose sur un « gouvernement invisible » : la propagande.

Aussi, pour susciter l’adhésion de tous, le néolibéralisme s’attache à supprimer toute singularité (la propagande doit être totale, comme le suggérait Le Saint-Office et la congrégation pour la propagation de la foi, Sacra Congregatio de Propaganda Fide) pour organiser le conformisme de chacun aux valeurs libérales consuméristes en assurant l’effacement de toute réflexion axiologique : l’ère des médias, à commencer par le cinéma, les actualités cinématographiques, les magazines, la publicité, la télévision, mais aussi la réforme de l’éducation (transformation des programmes scolaires et universitaires) va être l’occasion de ce dressage collectif permanent (qui n’est pas éloigné dans ses fins à l’Homo sovieticus que Staline appelait de ses vœux) que met en scène Orwell dans 1984.

La fabrique du consentement est ainsi ce supplément qui permet à la « main invisible » de Adam Smith de marcher : les spin doctors agissent dans l’ombre pour que la « démocratie » moderne tourne (to spin) dans le bon sens, celui de la pérennité des trusts et du dressage des masses afin de rendre le plus précaire possible l’emploi salarié et de réaliser enfin le programme hygiéniste de Bernard Mandeville et d’Adam Smith qui déjà dénonçaient la tendance des « pauvres » à peu travailler pour rester le plus souvent oisif et ivre, de sorte que « la réduction des salaires dans les manufactures, écrit Smith, sera une bénédiction et ne fera pas de tort réel aux pauvres ».

Mais, surtout, en refoulant toute singularité, et donc tout désir propre, le néolibéralisme nous réduit à la seule position subjective du consommateur (le bonheur est indexé au seul pouvoir d’achat) et nous laisse chacun serf de la demande : avec de l’offre, on crée de la

demande, disait Lacan, et en particulier de la demande de distinction (et non comme on l’affirme si facilement d’identité).

Le néolibéralisme nous réduit chacun à n’être qu’un individu dénué de ressort propre et attendant du dehors sa détermination par l’achat. À l’exemple des marques (de vêtements (apposée pour la première fois par Levi Strauss & Co sur le 501 en 1936), de montres, de voitures, de quartiers résidentiels, de destinations de vacances, etc.) qui sont autant de déterminations à partir desquelles chacun ex-siste.

Mais ce sont des traits de distinction et non d’identité : aucun engagement ontologique ne peut en être attendu.
Toutefois, quelle est la logique dont relève la distinction ? Mais celle de la logique

phallique, c’est-à-dire du trait qui distingue pour l’Autre ! De sorte que la distinction a des effets imaginaires d’engagement ontologique : on se croit ontologiquement ceci ou cela.

On comprend alors toute la difficulté de la castration, c’est-à-dire du dépassement du roc de la distinction phallique, si une de ses raisons est le souci de chacun d’être distingué... par l’Autre, à l’exemple de la virilité imaginaire du Surmâle d’Alfred Jarry.

Car le pénis n’est nullement le phallus, mais le simple support imaginaire de la distinction.
Toutefois, si la question de la distinction par l’effet de la mondialisation se pose

semblablement partout, il est d’autres traits qui ne sont pas eux sans impacts ontologiques : la guerre, la faim, la détérioration de l’environnement social, l’exil migratoire et ses risques funestes (viol, meurtre, noyade, etc.) qui hantent ceux qui en réchappent et ceux qui l’envisagent, autant de violences qui bouleversent les subjectivités.
Les « nouveaux » enjeux de la psychanalyse obligent à prendre la mesure de la

constitution de la réalité psychique qui procède autant du Surmoi que du Ça, c’est-à-dire autant du discours sociétal, et donc du néolibéralisme et des valeurs culturelles spécifiques d’un pays comme des tragédies sociales subies, que du discours parental.

La sphère œdipienne n’est pas séparée de la sphère sociale comme le rappelle sans cesse Freud : Psychologie collective et analyse du moi, Le moi et le ça, Malaise dans la civilisation, Nouvelles conférences, Pourquoi la guerre ? et Moïse et le monothéisme.

Chaque analysant a une double spécificité : celle de son histoire familiale et celle de son histoire sociétale. Chaque pays a une vérité historique qui lui est propre et que chaque analysant doit arriver à élaborer pour s’en arracher subjectivement. Car si le néolibéralisme a assuré son règne sur toute la Terre, la mondialisation, il n’a que partiellement altéré la vérité historique de chaque pays, néolibéralisme et vérité historique qui relèvent de la logique du Tout dont Lacan montrait l’irréductibilité inhérente à la structure, ce Léviathan dont bien avant

lui Hobbes rappelait l’évidence. Toutefois, Lacan signalait aussi que les effets imaginaires d’un fait de structure n’impliquent pas d’y ajouter foi : que l’on soit convoqué pour combler l’Autre afin en retour d’être assuré d’exister, fait de structure, n’implique pas de s’y adonner pour y ex-sister, fait de castration ouvrant sur la logique du pas-Tout.

C’est à ce titre que la psychanalyse est toujours révolutionnaire.

Pierre Marie